lundi 15 décembre 2008

La loi de gradualité


p. Tanguy Marie Pouliquen, Suivre sa conscience, Emmanuel, 2005, p. 195-200

Comment aider une personne qui de manière répétitive, chronique, vole, ment, trompe son épouse, blasphème, éclate de colère, est violente, etc ? Comment se situer par rapport à des situations, des actes, que l’on ne contrôle pas, qui sont plus forts que nous ? Il arrive parfois qu’il n’est pas possible, réellement, indépendamment de toute mauvaise volonté, de faire le bien tout de suite dans sa plénitude : arrêter d’être grossier, insulter son voisin, taper ses enfants, regarder des films pornos, mener une double vie, etc. Tout changer d’un coup est souvent difficile, voire impossible. Sur ce chemin du mal au bien, il y a un pas à pas nécessaire que seul le temps, la bonne volonté, le secours de la grâce de Dieu, permet d’accomplir. A vouloir tout modifier subitement grandit un sentiment de culpabilité écrasant qui paralyse. Il est bon parfois d’avancer graduellement.
La loi de gradualité signifie que l’homme est traversé par une loi de croissance, un processus dynamique, une progression pédagogique, son être est en chemin dans sa recherche du bien. Le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi rendait compte à ses diocésains de Munich des propositions du synode romain sur la « Famille chrétienne » (1980) en ces termes :
« La loi de ‘gradualité’ est, sous cette forme, une idée nouvelle du Synode, devenue l’une de ses perspectives les plus profondes, et qui demeure présente dans toutes les questions particulières. Avec cette idée de ‘gradualité’ est abordé le thème de ‘l’être en chemin’, concrétisé au niveau de la connaissance et de la pratique morales. On déclare que la voie chrétienne toute entière est une ‘conversion’ qui se produit à travers des pas progressifs. Elle est un processus dynamique, qui progresse peu à peu vers l’intégration des dons de Dieu et des exigences de son amour absolu et définitif… C’est pourquoi s’impose une progression pédagogique, de manière que les chrétiens, à partir de ce qu’ils ont déjà reçu du mystère du Christ, soient conduits avec patience vers une connaissance plus pleine de ce mystère, et vers sa plus pleine intégration dans leur vie et leur comportement. Ainsi il pourra arriver que, dans l’esprit de l’amour et de la crainte de Dieu, mais sans trouble, le cœur et la vie de l’homme, grâce à la libération progressive de l’esprit et du cœur, s’ouvrent tout entier au Christ »[1].
Chacun se dirige vers la perfection du bien à des rythmes différents. La loi de gradualité permet une application progressive de la morale. Elle n’est néanmoins pas une loi morale, mais une loi pastorale : « elle désigne les lois de croissance qui commandent toute vie humaine et qui supposent le passage par des degrés encore marqués par l’imperfection […] En d’autres termes, la loi de gradualité désigne le chemin qui graduellement conduit au respect de la norme, la voie graduelle qui, d’étape en étape, mène à l’accomplissement des normes éthiques »[2].
La loi de gradualité vise à un éveil de la conscience morale qui tente d’éviter tout découragement à mettre en œuvre l’idéal proposé et de répondre à la parole de S. Paul : « Vouloir le bien est à ma portée mais non pas l’accomplir » (Rm 7, 18). Cette loi vise à une maturation de la vie morale à partir d’un cheminement personnel : « la notion de gradualité s’applique au cheminement existentiel de croissance des personnes »[3].

Un pont entre la théorie et la vie pratique

« La mise en lumière de cette loi répond à une sérieuse difficulté rencontrée par l’Eglise. Ces trente dernière années en effet, un fossé considérable s’est creusé entre son enseignement moral et la conscience privée de nombreux fidèles, surtout en ce qui concerne l’éthique sexuelle : l’indissolubilité du mariage sacramentel, la question des divorcés remariés, les relations préconjugales, la cohabitation juvénile, l’homosexualité, la contraception […] La conscience de certains fidèles accepte difficilement, ou n’accepte pas du tout, les normes rappelées par l’Eglise à travers son Magistère. Celles-ci sont jugées impossibles à mettre en pratique, ou même aliénantes et déshumanisantes. Par rapport à celles-ci, de nombreuses consciences sont devenues indifférentes ou hostiles. Plus grave, elles sont entrées dans une sorte de méconnaissance partielle ou totale, laissant aux médias le soin de les ‘informer’. Dans ce contexte difficile, la notion de gradualité de la loi entend contribuer à jeter un pont entre ‘théorie’ et ‘pratique’, entre vérité morale et histoire personnelle »[4].

Comment comprendre la position de l’Eglise ? Celle-ci n’est pas d’abord là pour sanctionner la vie chrétienne, mais afin la faire grandir. Son rôle est d’encourager chacun sur le chemin de la sainteté en respectant les étapes[5] qui le balisent. La vie chrétienne est une croissance qui suppose le passage par des degrés divers encore marqués par l’imperfection. Mais l’étape graduelle n’élimine pas la perfection de la loi, la position de l’Eglise est claire à ce sujet : « la loi de gradualité n’enlève pas à la loi son exigence, elle n’est pas la gradualité de la loi ». La foi catholique ne met pas en doute le sens profond de la loi, car elle exprime le plus grand le bien pour la personne, toujours à réaliser dans des choix concrets.
La loi de gradualité ne remet pas en cause le caractère impératif de la loi, mais elle permet l’éveil progressif de la conscience. Dans un article sur ce sujet[6], l’ancien archevêque de Bordeaux, le cardinal Eyt, précisait que la loi de gradualité ou « voie graduelle » prend en compte les exigences de la formation de la conscience morale en formalisant les étapes nécessaires à son épanouissement : « il est incontestable que l’on est responsable par sa conscience et devant elle, on est aussi responsable de sa conscience et d’une certaine façon de la conscience des autres ». Néanmoins, cette approche graduelle n’enlève pas à la loi son exigence, car le bien de la personne a une valeur impérative. Il ne faut pas assimiler la gradualité de sa vie à la loi morale.
Jean-Paul II, lors de la clôture du synode de 1980 sur la famille, affirmait en ce sens : « la loi de la gradualité n’est pas la gradualité de la loi ». Mgr P. Eyt commente cette affirmation : « il serait téméraire de tirer d’une proposition générale des applications qui concerneraient directement la régulation des naissances. Le pape précise : « on ne peut accepter le processus graduel, sinon de la part de celui qui s’efforce avec sincérité d’observer la loi divine ». C’est pourquoi il est nécessaire, dit l’archevêque de Bordeaux, « de revenir le plus rapidement possible à l’application de la loi », car l’Eglise ne proportionne pas la loi divine aux forces supposées des personnes : « la loi de gradualité ne peut être présentée comme une loi d’excuse, d’accommodation ». Comment appliquer cette loi à la morale sexuelle de l’Eglise ? Rappelons que l’Eglise par principe s’oppose aux méthodes de contraception artificielle.
La loi de gradualité peut apporter un regard libérateur aux problèmes de la sexualité en favorisant une œuvre de libération de la personne dans un climat de confiance, de dialogue profond, et non d’angoisse, toujours dans le but « d’acheminer vers la perfection de l’amour ». La loi morale est au service de la croissance de la vie. Ce n’est que « peu à peu que l’être humain arrive à hiérarchiser intérieurement ses tendances multiples jusqu’à les ordonner harmonieusement en vertu de cette chasteté conjugale […]. Cette œuvre de libération, car cela en est une, est le fruit de la vraie liberté des enfants de Dieu, dont la conscience demande à la fois d’être respectée, éduquée et formée, dans un climat de confiance et non d’angoisse, où les lois morales, loin d’avoir la froideur inhumaine d’une objectivité abstraite sont là pour guider le couple dans son cheminement »[7].
La notion de gradualité insère positivement celle du dynamisme dans les problèmes de fécondité. Elle les présente avant tout comme un appel à la vérité et à l’amour vécu dans une vision intégrale de l’homme. Dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio (sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui) Jean-Paul II met en évidence cette vision dynamique de la personne humaine : « C’est pourquoi un cheminement pédagogique de croissance est nécessaire pour que les fidèles […] soient conduits jusqu’à une conscience plus riche et une intégration plus pleine de ce mystère dans leur vie »[8]. Ce cheminement n’élimine pas la rencontre de grandes difficultés que la foi, la prière aident à dépasser.
L’exigence de la loi et la prière

Beaucoup de personnes font l’expérience de leur impuissance dans l’application de la loi morale. Cette expérience, loin d’être un obstacle à l’application de la loi, est en fait un levier. Elle permet de reconnaître humblement notre faiblesse et nous pousse à demander l’aide de Dieu. Jésus reconnaît l’incapacité de réaliser par soi-même la loi : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu, tout est possible » (Mt 19, 25). Seule la grâce, la présence de Dieu, peut aider l’homme à faire le bien comme Dieu le veut. Le cardinal J.-M. LUSTIGER affirme en ce sens : « Ce n’est que dans la grâce, dans l’humble accueil du don de la présence du Seigneur, que le commandement de Jésus n’apparaît plus comme une terrible exigence qui fait mourir, mais comme un don de vie »[9]. La difficulté devant le bien à mettre en œuvre nous ouvre les portes royales de la prière où l’homme puise sans compter des forces en Dieu.


A la suite de l’encyclique sur la morale sexuelle et familiale, Humanae vitae, les évêques français avaient déclaré : « la contraception ne peut jamais être un bien. Elle est toujours un désordre, mais ce désordre n’est pas toujours coupable […]. Que les époux n’en concluent jamais qu’ils sont dispensés de tout effort ». Les chrétiens marchent d’abord à la suite du Christ. Si l’Eglise dit non aux déviations de la sexualité contemporaine, c’est parce qu’elle dit oui à une sexualité profondément humaine et vécue dans un véritable amour. Le terme de « gradualité » signifie que tout homme est en chemin de conversion. Celui-ci poursuit une voie graduelle de construction de soi : « jour après jour, il se construit par ses choix nombreux et libres. Ainsi il connaît, aime et accomplit le bien moral, en suivant les étapes d’une croissance »[10]. En suivant sa conscience sous le regard de la loi, l’être humain devient plus humain. Le bien fait du bien !

[1] J. RATZINGER, Documentation Catholique, 1981, p. 387-388.
[2] O. BONNEWIJN, Morale sexuelle et familiale. Cours. Bruxelles, Institut d’Etudes Théologiques, 2002, p. 76.
[3] L. MELINA, « La loi de gradualité : questions pédagogiques et pastorales », Amour conjugal et vocation à la sainteté, Ed. de l’Emmanuel, Paray-le-Monial, 2002, p. 220.
[4] O. BONNEWIJN, Morale sexuelle et familiale, op. cit., p. 76. L’auteur renvoie à A. YOU, La loi de gradualité : une nouveauté morale ? Fondements théologiques et applications, Paris, Lethielleux, 1991, p. 12s.
[5] Ces étapes ne sont pas toujours nécessaires, car il est parfois possible de faire directement le bien dans sa plénitude, d’emblée, ce qui est d’ailleurs recommandé.
[6] Cf. P. EYT, La loi de gradualité et la formation des consciences, documents de l’Episcopat français, n° 17, décembre 1991.
[7] PAUL VI, « Aux équipes Notre-Dame », Documentation Catholique, 7 juin 1970, n° 502-506.
[8] JEAN-PAUL II, Familiaris consortio, Exhortation apostolique, 1981, n° 34, 4.
[9] J.-M. LUSTIGER, Commentaire de Familaris consortio.
[10] Familiaris consorio, n° 9.

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