mercredi 1 octobre 2008

La sexualité humanisante selon Jean Paul II

A l’heure où la théorie du genre (gender)[1] se veut l’interprète et le fondement d’une sexualité ouverte à une confusion des sexes (idéologie asexuée) et à des pratiques homosexuelles de plus en plus généralisées, mais également au moment où un sondage[2] souligne la « grande » insatisfaction des couples dans leur vie sexuelle, il semble opportun de revenir aux fondements philosophique et théologique de la morale sexuelle de l’Eglise Catholique telle que l’a – pour longtemps semble-t-il – réorientée Jean Paul II. Le pape polonais pose les bases anthropologiques d’une réconciliation entre l’Eglise et la société dans le domaine de la morale sexuelle, réflexions fondamentales qui pourraient mettre fin à une crise de confiance particulièrement manifeste depuis l’encyclique de Paul VI Humanae Vitae (1968). Dans cette perspective, il convient de rappeler la genèse (I) de son projet révolutionnaire – paru enfin dans une édition « vraiment » complète[3] – qui a réussi, dans un langage personnaliste et humanisant, à redimensionner la théologie du corps (II) selon une ontologie christologique du don (III).


I. Genèse d’un projet théologique révolutionnaire : sexualité et intégrité de la personne

Les audiences générales du mercredi place saint Pierre au Vatican ont servi à Jean Paul II « d’espace » pour renouveler la théologie du corps de l’Eglise Catholique. Conçues initialement pour garder un lien pastoral entre le pasteur de l’Eglise « prisonnier » lors de la crise vaticane de l’unification italienne (1870-1929) et les nombreux pèlerins venus visiter les lieux saints, ces audiences ont pris avec le pape venu de l’est une tout autre dimension qui pourtant n’avait rien en soi d’original. A la suite des grands évêques pédagogues comme Ambroise ou Augustin, qui enseignèrent le peuple sous le mode homélitique, le pape n’a pas voulu limiter ses interventions à des thèmes familiers, mais bien « enseigner », et cela fondamentalement : les audiences générales prirent, à la surprise de la curie romaine, une allure « thématique » et une répercussion nouvelle. L’audience ne fut pas seulement locale mais « universelle », Radio Vatican, le journal l’Osservatore Romano et la télévision se faisant les relais de ce qui allait être considéré comme une véritable « bombe à retardement »[4]. La crise sous-jacente entre l’Eglise et la société y était abordée d’abord de biais par une réflexion fondamentale sur l’homme et la femme dans le mystère de Dieu, puis de face autour d’une conviction aussi audacieuse que lumineuse : l’union sexuelle des époux a vocation à être révélatrice de l’intimité de Dieu, de la communion trinitaire. Et à ce titre, en pratique, elle l’est ou elle ne l’est pas !
Il est vrai que sur le sujet de la sexualité, le divorce entre l’Eglise et le monde était en voie de consommation, voire consommé, avec en arrière-fond l’idée que l’Eglise soupçonnerait le plaisir sexuel[5]. L’encyclique Humanae Vitae de 1968 sur les questions sexuelles et familiales avait représenté un échec pastoral cuisant, car rejetée par la grande majorité des catholiques du monde entier au motif qu’elle ne prenait pas en compte la dimension personnelle ou subjective de la sexualité et en restait à un langage formel[6] que le virage anthropologique de la société occidentale ne recevait plus comme crédible. Dans ce climat de méfiance, de désenchantement, voire de ressentiment, certains considéraient que l’Eglise en ce domaine n’avait rien à dire : aux époux seuls de décider librement de la manière de vivre leur sexualité. Pourtant Paul VI n’avait aucunement déprécié le mariage, au contraire[7], mais le langage ne passait plus. Il fallait en prendre acte et reconsidérer le thème fétiche de la révolution sexuelle sur des bases nouvelles, ce à quoi s’attacha Jean Paul II à partir du 5 septembre 1979.
Son angle d’attaque était résolument personnaliste. Pour le pape, la crise de la modernité était en fait « une dégradation […], une pulvérisation du caractère fondamentalement unique de la personne humaine »[8]. Si Jean Paul II avait en arrière plan le communisme, il visait tout autant l’utilitarisme consumériste et pragmatique occidental où « l’utile » était la seule référence pour caractériser le rapport entre les personnes. C’est donc à la racine de la condition humaine que la pensée pontificale se centrait, à la recherche d’une nouvelle et véritable expression humaniste que la référence biblique permettrait de définir théologiquement. Jean Paul II reprenait un sujet qu’il avait traité dans son ouvrage Amour et Responsabilité[9] conçu en collaboration avec ses collègues de Lublin et de Cracovie pour la pastorale familiale des diocèses. Ce qui avait été alors pensé principalement au plan philosophique sur la base de sa conception de la personne humaine, dans Personne et acte[10], était maintenant approfondi au niveau biblique, donnant à l’ensemble des audiences quatre thèmes[11].
Les premières audiences (vingt-trois) s’étalèrent du 5 septembre 1979 au 2 avril 1980 en vingt-trois catéchèses concernant l’unité originelle de l’homme et de la femme[12] relue à partir des trois premiers chapitres de la Genèse. La seconde série – centrée sur la promesse de la Béatitude des cœurs purs[13] (16 avril 1980 - 6 mai 1981) constituait une réflexion sur le corps, le cœur et l’esprit – comprenait quarante et une catéchèses dissertant sur la pureté du cœur en lien avec la citation de Matthieu 5, 28 : « Quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur ». Une troisième série de cinquante catéchèses commença le 11 novembre 1981 et s’acheva le 4 juillet 1984. Elle avait pour sujet le lien entre la résurrection, le mariage et le célibat[14] et se fondait bibliquement sur la réponse du Christ aux sadducéens à propos de la résurrection des corps et de la perspective qu’au paradis « les hommes ne prendront point de femmes ni les femmes de maris » (Mc 12, 25). La quatrième et dernière série d’audiences fut la plus courte (seize) – du 11 juillet 1984 au 28 novembre 1984 – mais également la plus significative[15]. Faisant explicitement référence à l’encyclique Humanae Vitae, elle situait l’amour sexuel dans le plan divin et l’ensemble des trois séries précédentes selon une visée pastorale : réinterpréter ce qui n’avait jusqu’alors pas été apprécié à sa juste mesure (la chasteté, la continence, la perfection dans le mariage), en raison de la mauvaise réception du texte magistériel de Paul VI.
Finalement, l’enjeu de cette quadruple réflexion personnaliste dépasse la seule intimité conjugale et vise en réalité l’avenir de toute une société profondément marquée aujourd’hui par un « agnosticisme religieux », lui-même enraciné dans un « relativisme moral et juridique ». Pour Jean Paul II, l’Europe, particulièrement visée ici, ne pourra sortir de cette impasse qu’en retrouvant « la vérité de l’homme […] dans l’affirmation transcendante de la personne »[16]. Avec le pape polonais, la sexualité se comprend au service de la personne humaine sous le regard du don de Dieu révélé en Jésus-Christ, « rédempteur de l’homme, rédempteur du monde »[17].

II. La sexualité redimensionnée : les quatre ensembles de la théologie du corps ou le don de soi humanisant

Au total, les quatre séries forment un tout de cent trente conférences, ensemble qui est maintenant communément appelé la Théologie du corps de Jean Paul II. Ces catéchèses orientent la compréhension théologique et morale de la sexualité dans une perspective dynamique favorisant la construction de la personne : c’est en se donnant en vérité à l’autre que la personne devient réellement elle-même. Le thème de la sexualité y est passé au crible de l’humanisation de la personne.

1. L’homme et la femme à l’image de Dieu : l’unité originelle de l’homme et de la femme
L’origine de ces catéchèses date du conclave qui a élu pape Jean Paul 1er en août 1978. Pendant la période de l’élection, Karol Wojtyla prit le temps d’écrire sur cette énigme fondamentale et ce « problème intéressant » de l’existence humaine qu’est la distinction des sexes, thème qu’il travaillait déjà avec ses amis universitaires et ecclésiastiques polonais. Bien au courant de la confusion des esprits qui régnait sur ce sujet, sa contribution à la réflexion morale sur la personne humaine y est originale et dynamique. Elle a pour fondement la logique du don : « L’épanouissement humain repose, non sur l’affirmation, mais sur le don de soi. Le don réciproque dans l’amour sexuel, rendu possible par notre incarnation d’homme et de femme, est un reflet de cette grande vérité morale »[18]. Trois éléments caractérisent fondamentalement la relation entre l’homme et la femme. L’ « unité » de leur relation, la « solitude » positive d’Adam, la « nudité » morale de l’homme et de la femme.
Dieu « au commencement » a créé l’homme « et » la femme. Il existe entre eux « une unité originelle ». Cette affirmation qui revient deux fois dans le texte de référence utilisé pour la réflexion (Mt, 19, 3-12) est comme une négation à la racine de toute possibilité du divorce : l’homme est fait pour la femme et réciproquement. Tout naturellement, le discours se déplace sur les deux récits de la Genèse. Dans le premier, plus objectif, est affirmé que l’homme, créé à « l’image de Dieu », est capable d’être co-créateur par sa capacité de procréer : « Soyez féconds et prolifiques » (Gn 1, 28). Le second récit, plus subjectif, vient enrichir le précédent par sa visée morale : l’homme fait croître ou à l’inverse porte atteinte à cette image par les actes personnels qu’il pose : suite à leur faute, « ils reconnurent qu’ils étaient nus » (Gn 3, 7). En ce qui concerne le thème de la sexualité, cela signifie qu’il existe un lien, depuis « le commencement », dans la relation entre l’homme et la femme, entre la dignité de leur être – ils sont images de Dieu – et la perversion de leur sexualité.
Le sentiment de « solitude » d’Adam n’est pas en lui-même négatif, mais au contraire positif et cela sous deux aspects. D’une part, il renvoie à la particularité de l’homme face à tous les autres êtres vivants. Sa spécificité, son irréductibilité, lui confère le caractère de personne. L’homme est unique, il n’a pas d’équivalent. Il se pense comme sujet moral car il détermine lui-même l’objet de son action. En cela, il est libre par son intelligence de rechercher la vérité et par sa volonté de choisir entre le bien et le mal. Il est une personne incarnée en tant qu’il « est » aussi le corps auquel il donne des ordres. Porter atteinte à son corps – qui n’est pas qu’un objet – c’est aussi porter atteinte à sa dignité d’homme et de créature « créée ».
D’autre part, la solitude d’Adam signifie en creux son attente d’un être semblable à lui. Il attend d’être en relation pour être confirmé, enrichi dans son identité. La création n’est dès lors complète que lorsque Dieu crée l’homme « et » la femme : « Voici l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23). Théologiquement, cette solitude signifie que l’homme n’est pleinement lui-même qu’à travers la communion des personnes, dans le don de soi et dans l’accueil de celui qui lui est semblable, mais aussi différent. Ce don de soi s’incarne (aussi) dans l’union des sexes : ce don exprime une réalité sacramentelle – actualisation de la grâce du mariage – par laquelle la vie de Dieu se fait relation pour que l’homme et la femme soient en « parfaite » relation et « par surcroît » féconds. A l’homme de ne pas dénaturer sa sexualité, gage de sa fécondité personnelle.
La « nudité » caractérise cette déviation. Cette « honte » ressentie se traduit par le sentiment de « peur ». Peur de l’autre, peur d’être réduit à une chose par lui, à un objet, peur de ne pas être reçu, écouté, accueilli, tout l’inverse du don de soi mutuel, d’une authentique relation nuptiale. Le « péché originel » signifie la rupture de la loi du don que Dieu a inscrite au cœur de notre être. Il est rupture de communion entre les personnes. Dans ce cadre, la sexualité s’exerce sous la forme de la domination, de la jouissance égoïste, de la réduction de l’autre au rang d’un objet, tout le contraire d’une communion des personnes vécue dans le climat de la gratuité et donc de la grâce : « L’affirmation de la personne n’est rien d’autre que l’accueil du don : un don qui par sa réciprocité, crée la communion des personnes. Celle-ci se construit du dedans et comprend même toute ‘l’extériorité’ de l’être humain, c'est-à-dire tout ce qui constitue la nudité pure et simple du corps dans sa masculinité et sa féminité »[19].
Cette première série d’audiences générales met donc en évidence combien la vérité de la sexualité de l’homme et de la femme est liée au don de soi, reflet de la vie divine : l’homme est fait « dès le commencement » pour se donner car Dieu a fait l’homme afin qu’il vive en partage sa communion et la fécondité de son amour trinitaire. Dès lors mal se donner signifie pervertir sa dignité.

2. Le corps, le cœur et l’esprit : bienheureux les cœurs purs
La seconde série d’audiences générales vise la racine de la vie morale : comment émerge l’intentionnalité de l’homme, comment se construit son désir d’autrui et finalement comment le péché naît dans le cœur et dans le corps de la personne ? Ces interrogations se concentrent autour d’une question proprement morale : qu’est-ce fondamentalement qu’un adultère ? Jean Paul II se centre sur le texte de Matthieu 5, 27-28 : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis que quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis un adultère dans son cœur avec elle ». Le pape s’intéresse à la corruption de l’amour par le vice qui se nomme « luxure » ou plaisir égoïste des sens. Cette corruption conduit à la perversion du vrai don de soi, mais également à la perte de l’assurance que l’autre est bon et qu’il veut mon bien, ce qui constituait pourtant la « certitude originelle » du projet de Dieu sur nous. La luxure transforme la vie relationnelle en champ de bataille, en confrontation, parce que le cœur est divisé : inquiet, en recherche constante d’affirmation de soi, il n’arrive pas à une égale maîtrise de soi, le cœur tendant davantage à s’approprier l’autre qu’à se donner à lui.
La luxure rend ainsi manifeste la concupiscence comprise comme désordre du désir sexué : « La ‘concupiscence’ l’éloigne de la perspective personnelle et de la ‘communion’ qui est le propre de leur (l’homme et la femme) attraction réciproque, la réduit, et pour ainsi dire, la pousse vers des dimensions utilitaristes ; et dans ce climat l’être humain ‘se sert’ de l’autre être humain, ‘l’utilisant’ uniquement pour satisfaire ses propres ‘désirs’ »[20]. Un doute fondamental sur l’autre traverse le coeur, à l’instar de l’insinuation du serpent dans le livre de la Genèse, insinuation par laquelle il tente de redéfinir la condition humaine en la coupant de la promesse du don de Dieu : « Non vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais » (Gn 3, 5).
Le véritable amour dans le mariage conduit à désirer le bien de l’autre et non à considérer le conjoint comme un besoin : il est un don à faire grandir – non l’objet d’un plaisir éphémère – et cela implique la recherche constante de la communion, reflet, redisons-le, de la communion entre les Personnes de la Trinité. C’est en ce sens que Jean-Paul II évoque la possibilité d’un adultère même entre époux, en raison d’un « adultère commis dans le cœur »[21], ce qui n’a pas été sans soulever un tollé médiatique : sans le don réel de soi, les époux finissent toujours par s’établir dans un rapport de force ou de séduction égoïste. Par conséquent, la morale sexuelle chrétienne vise à orienter l’éros vers la spontanéité du don de soi, « pleine et mature » qui lie « l’éternelle attirance des sexes » à la recherche de la dignité d’autrui, à son bien le plus personnel : tout le contraire d’une domination. La Bonne Nouvelle de l’Evangile qui est salut, rédemption, s’applique alors aussi à la vie du corps. Celui-ci est sauvé parce qu’il est capable de donner, de servir autrui par le don de soi, à partir de ce qu’il est « au commencement », c’est-à-dire fait pour l’expression d’un réel amour mutuel. Explicitons ce point.
Il n’y a pas dans la vérité du don de soi castration du désir, mais bien canalisation des attirances du cœur vers l’autre. La béatitude du Sermon sur la montagne, en liant le bonheur à la « pureté du cœur » (Mt 5, 8), permet la sanctification de toute la personne par le don d’elle-même et dans le respect du destinataire. Le corps et l’être de la personne sont transformés par une plus grande maîtrise de soi, une pureté d’intention, une gratuité dans le don, une générosité dans l’attention faite à autrui. La structure interne de la personne, faite pour le bien d’autrui, est actualisée par le don des corps « et » des cœurs. La sexualité et le corps ne sont donc pas infiniment malléables comme dans un « faux humanisme ». Ils sont par contre au service d’un « véritable humanisme » – humanisme complet ou intégral – lui-même révélé par le Christ[22] qui s’est fait chair, corps, afin de donner « la vie en plénitude » (Jn 10, 10).

3. Résurrection, mariage et célibat : l’homme et la femme faits pour la perfection du Royaume
En prenant comme texte de référence à sa réflexion sur le mariage le passage de la femme mariée successivement à sept frères (Mc 12, 18-27), Jean Paul II, à la suite du Christ, finalise l’union des époux à la vie du Royaume de Dieu, par le don parfait entre les personnes. Procéder ainsi, c’est sortir d’une dialectique mortifère entre anthropocentrisme et théocentrisme comme le précise l’encyclique Dives in misericordia (Riche en miséricorde) : « Plus la mission de l’Eglise est centrée sur l’homme – plus elle est pour ainsi dire anthropocentrique –, plus aussi elle doit s’affirmer de manière théocentrique, c'est-à-dire s’orienter en Jésus-Christ vers le Père »[23].
Si les sadducéens – qui ne croyaient pas à la résurrection – demandaient auquel des sept frères appartiendrait cette femme à la résurrection, c’était pour mettre Jésus dans l’embarras, mais le Seigneur ne s’est pas laissé enfermer dans la contradiction apparente de la multitude des liens conjugaux. Au contraire, il élargit la conception du mariage en lui donnant son sens profond, en la reliant à la vie de Dieu qui se donne en partage et sans compter. L’homme est fait pour le Royaume et la résurrection contient cette promesse de vie qui spiritualisera toute son existence : « L’esprit imprégnera complètement le corps et les forces de l’esprit imprégneront les énergies du corps »[24]. De même que la vie en Dieu est don de soi et accueil parfait de l’autre, de même le sens du mariage est de se préparer à vivre cette union parfaite (par participation à la grâce de Dieu) non seulement avec son époux ou son épouse, mais avec tous les êtres. La vocation du mariage n’est pas autre chose qu’un chemin de sainteté, de « divinisation » progressive de la vie par une incorporation totale à la personne du Christ, lui qui se donne pour le salut du monde. Cet appel est inscrit dans le corps de chaque être « depuis le commencement » : l’être est image de la Trinité, image de Dieu. Il est fait – tel est son dynamisme intérieur – pour se donner à autrui. La résurrection ne signifie pas un retour en arrière à un amour privilégié, voire exclusif, mais elle incline à l’élargissement maximal de la capacité d’amour que le mariage a mise en mouvement : celui-ci est donc un amour de l’amour parfait, une recherche de la perfection qui reste toujours à venir.
Le mariage est le symbole de l’amour conjugal de Dieu pour son peuple, pour son Eglise, pour tous les hommes, en étant ouverture permanente de soi à autrui. Il est à l’image de l’engagement de Dieu « pour nous » en Jésus Christ. C’est pourquoi sa valeur sacramentelle est elle-même une réponse à la question du divorce : de même que Dieu s’est donné totalement pour nous créer (création d’une liberté humaine réellement libre à son égard) et pour nous sauver (envoi et acceptation de la mort de son Fils), de même les époux sont appelés à se donner l’un à l’autre sans compter, de manière indissoluble, pour prendre soin l’un de l’autre et être signes l’un auprès de l’autre de l’amour gratuit de Dieu : « Ceux qui comme conjoints […] deviennent une seule chair, sont également appelés à leur tour, en vertu du sacrement à une vie ‘selon l’Esprit’ qui correspond au don reçu dans le sacrement »[25]. Cet engagement réciproque a une valeur sacramentelle permanente. Il vise le sacré de l’autre, son mystère personnel, dans un acte de vénération que le langage du corps vient rendre visible. Il manifeste aussi ce qui « est au commencement » compris comme « promesse » : être personnellement sanctifié par l’amour d’autrui et par le don de soi-même en vue de sanctifier le monde.
Le célibat pour le Royaume, quant à lui, vient anticiper – par le choix d’un amour non privilégié – ce don radical de soi pour autrui, pour tous les autres, que la résurrection rend définitif pour tous. Il est donc le symbole de ce qui attend ultimement la condition humaine, véritable appel à la communion parfaite entre les personnes à laquelle tous les hommes aspirent : il favorise – selon les termes philosophiques de Jean Paul II – une « intersubjectivité parfaite », une mise en relation gratuite des hommes, les uns pour les autres dans un don total et réciproque. Le célibat n’est pas infécond : au contraire il est profondément fécond lorsqu’il aboutit à une paternité ou une maternité spirituelle qui permet de faire grandir des enfants (spirituels) dans la foi, dans l’amour de Dieu, selon la gratuité du don de soi.

4. L’amour divin dans le plan divin : réflexions a posteriori sur la mauvaise interprétation d’Humanae Vitae
Tout à la fin de ces audiences générales sur la Théologie du corps, Jean Paul II situe sa réflexion à partir de ce qui l’a motivé initialement : l’encyclique Humanae Vitae. Alors qu’il a avancé jusqu’à maintenant de manière « cachée », le voilà qui donne la raison d’ensemble à ses catéchèses du mercredi. Bien conscient des polémiques qui ont entouré la réception du texte de Paul VI, il se dégage de son langage ontologico-formel pour l’orienter dans une perspective résolument personnaliste : comment, par exemple, devenir des « parents responsables » si ce n’est en vivant une sexualité « chaste », c’est-à-dire vraiment « humaine». Le ton se veut positif, dynamique, à l’inverse de ce qui pouvait être perçu comme négatif lorsqu’on parlait antérieurement « d’endurance », c’est-à-dire finalement d’une ascèse séparée d’une véritable morale du bonheur. La responsabilité des époux concerne tant la détermination du nombre des enfants, que la régulation de la fertilité des époux en vue de leur don mutuel. Le nombre des enfants doit être déterminé par le tribunal de la conscience, entièrement réservé à la responsabilité morale des époux. Mais la rencontre des corps doit être aussi un « don » qui construit l’autre.
La fertilité concerne ces deux domaines et reste donc la question médiane de la morale sexuelle : elle est incontournable et demande alors une juste et nouvelle interprétation. Celle du pape est personnaliste et renvoie à la notion de « dignité ». Les époux sont conviés à se donner l’un à l’autre afin que leur amour soit « véritablement » humain. Être humain signifie clairement pour Jean Paul II : se donner librement et réellement, ce qui va dans le sens de l’encyclique Humanae Vitae lorsqu’elle parle d’un « ennoblissement de l’homme »[26]. Cette affirmation de principe permet de poser un regard plus clair sur les méthodes mécaniques ou chimiques qui ne respectent pas la dignité de la personne parce qu’elles renvoient à une domination de l’homme sur la nature et non à une juste relation « de ministre du dessein de Dieu ». Contre cette domination « déshumanisante », incompatible avec le don « humanisant », Jean Paul II ne dit rien d’autre que ce qu’avait déjà affirmé avec force Paul VI, avec cette seule nuance que la question de la nature humaine est comprise résolument de manière personnaliste et clairement séparée de la notion de nature dans le sens des sciences positives. La nature humaine ne doit pas être dominée extérieurement, mais elle doit se donner intérieurement.
La qualité de l’amour passe dès lors par le respect du corps d’autrui qui n’est autre que sa personne : la personne a un corps en tant qu’elle « est » son corps, et le respect des rythmes naturels traduit cette humanisation de la relation, du don de soi. Cette « chasteté » dans le don des corps favorise la gratuité du don et fait de la relation des époux le véhicule de la grâce : « Au moyen des manifestations d’affection, les époux s’aident l’un l’autre à demeurer dans l’union, et en même temps ces manifestations protègent en chacun d’eux cette paix intime qu’ils éprouvent au fond d’eux-mêmes et qui est, en un certain sens, la résonance intérieure de la chasteté guidée par le respect de ce qui est création de Dieu »[27].
Pour Jean Paul II, si le mariage est lié à la perfection de l’amour, cela n’est possible que par une maîtrise de soi « chaste » et une certaine « continence », les deux renforçant la dignité de l’acte, libérant la liberté de l’homme et de la femme en vue du perfectionnement de leur communion[28]. La question n’est donc plus d’abord « qu’est ce qui m’est interdit », mais bien qu’est-ce qui dans mon comportement aide mon conjoint à « vivre conformément à sa dignité de personne humaine » ? Les interdits restent donc relatifs à ce principe qui vise la communion profonde des personnes et sur ce chemin de la construction[29] (maturation, intégration) intime du couple, la relation sexuelle alternera moments d’extase et d’ascétisme, de présence à l’autre mais aussi de distance pour mieux l’accueillir comme il « est » et comprendre comment il veut être « reçu ». Le langage du corps y sera le langage de l’amour qui ne se dissocie pas de celui de la vérité du destinataire du don, d’une « pédagogie du corps et du cœur »[30]. L’homme est fait pour l’autre car il est, en premier lieu, créé à l’image et à la ressemblance du Dieu trinitaire.
[1] La « théorie du genre » vise à utiliser l’expression « genre » à la place du terme « sexe » afin d’éliminer l’idée que les êtres humains sont formés de deux sexes. La différence des sexes serait alors seulement conventionnelle et toute personne aurait à inventer sa sexualité, ce qui enlève toute légitimité à un fondement naturel et théologique de la morale sexuelle comme le souligne l’Eglise Catholique. Cf. Xavier Lacroix, La confusion des genres. Réponses à certaines demandes homosexuelles sur le mariage et l’adoption, Bayard, 2005. Voir également les trois articles sur le genre, « Genre, dangers et portée de cette idéologie », « Gendre (Gender) », « Genre, nouvelles définitions » et l’ensemble des références dans l’index thématique sur ce terme dans Conseil Pontifical pour la famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Téqui, 2005, p. 559-594. 991.
[2] Sondage sur un échantillon important de vingt six mille personnes et commenté par le Journal l’Express du 27 juin 2007 sous le titre : « Sexualité : seulement un quart des français satisfaits ».
[3] Il est possible d’évaluer le problème de la réception de l’encyclique Humane Vitae et de sa réinterprétation par Jean Paul II du point de vue de l’édition. Il a fallu attendre 2004, soit près de vingt ans, pour avoir en langue française une publication dite complète – et non en plusieurs livres distincts d’ailleurs très vite épuisés et non réédités – de la théologie du corps, par le Cerf propriétaire des droits. Néanmoins, on peut se demander à juste titre si cette publication n’est pas elle-même significative d’un malaise éditoriale, puisque l’on a tout simplement oublié (volontairement ?) d’imprimer huit chapitres (p. 639-670). Ces chapitres « mis de côté » concernent directement la relecture d’Humanae Vitae et les questions clés de la régulation des naissances, de la dimension consacrée du mariage, de la chasteté et de la continence, c'est-à-dire tout ce que la révolution sexuelle de 1968 a voulu opposer frontalement à Paul VI. Il a fallu attendre la réédition de 2007 pour trouver dans le commerce et en français, un ouvrage qui rassemble toutes (nous soulignons) les catéchèses de Jean Paul II sur sa théologie du corps. Mais à ce jour, aucune édition « critique » francophone n’a encore été publiée.

[4] G. Weigel, Jean Paul II, témoin de l’espérance, JC Lattès, 1999, p. 426.
[5] Critique par ailleurs légitime si l’on fait mémoire de certaines citations lapidaires mais minoritaires (et non retenues par le Magistère) de quelques Docteurs de l’Eglise comme notamment S. Jérôme qui écrit : « Le mariage en soi est un mal. Forcément fornicateur, le mari devient adultère s’il lui arrive d’aimer sa femme avec quelque chaleur : il en fait une prostituée » ». Pour S. Grégoire « le mariage a été inéluctablement souillé par le plaisir. Depuis la faute d’Adam, parce que l’homme se laisse aller, parce que son esprit a perdu la maîtrise de son corps, il n’est plus hélas de copulation sans plaisir ». Cités par G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Hachette, 1981. Pour J.-L. Bruguès (Précis de Théologie Morale Générale, t. 2**, Parole et Silence, p. 69) il y a eu dans l’Eglise deux grandes périodes ayant instruit contre le plaisir un réel procès : « Entre la fin du 2e et du 5e siècle, puis à la fin du 18e et jusqu’aux années 60 du siècle qui vient de se terminer ». Il ne faut pas non plus trop forcer le trait d’un refus historique de l’Eglise en ce domaine, notamment quand on considère le discours déjà très actuel du pape Pie XI, Allocution aux sages femmes, 29 Octobre, 1951, qui écrit : « Le Créateur lui-même a établi aussi que dans cette fonction (de génération) les époux éprouvent un plaisir et la satisfaction du corps et de l’esprit. Donc les époux ne font rien de mal en recherchant ce plaisir et en jouissant. Ils acceptent ce que le Créateur leur a destiné. Néanmoins, là encore, les époux doivent savoir se maintenir dans les limites de la juste modération ». Une juste interprétation implique de prendre en compte l’encyclique de Benoît XVI, Deus Caritas est, 2006, qui reprend dans sa première partie le rapport dynamique entre l’eros et l’agapê : « En réalité, eros et agapê – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais complètement séparer l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature en général ». Ibid., 7.
[6] Par exemple en ce qui concerne l’acte conjugal, l’encyclique parle : d’actes « honnêtes », d’actes « légitimes », qui doivent rester ouverts « de soi » à la transmission de la vie. Paul VI, Humanae Vitae, 1968, 11.
[7] Pensons à la vocation du couple définie par l’encyclique : « Le Seigneur leur confie la tâche de rendre visible pour les hommes la sainteté et la douceur de la loi qui unit l’amour réciproque des époux à leur coopération, à l’amour de Dieu, auteur de la vie ». Paul VI, Humanae Vitae, 25.
[8] Cf. H. de Lubac, Méditation sur l’Eglise, Cerf, 2003.
[9] Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, Stock, 1985. De manière très directe, l’auteur commence son ouvrage par une analyse du mot « jouir », p. 17-38.
[10] Karol Wojtyla, Personne et acte, Stock, le Centurion, 1985. Pour l’auteur, la personne « s’intègre » dans l’acte bon qu’elle pose. Voir la troisième partie, « Intégration de la personne dans l’acte », p. 215-336. Il n’est donc pas possible de tout faire, car tout ne « construit » pas. Pour un résumé de ce livre difficile, voir A. Guggenheim, Liberté et vérité, Parole et Silence, 2000.
[11] Jean Paul II, « A l’image de Dieu Homme et femme », Homme et femme il les créa. Une théologie spirituelle du corps, Cerf, 2007. Cité TC (Théologie du Corps). Pour une présentation simplifiée, voir les ouvrages suivants : Y. Semen, La sexualité selon Jean Paul II, Presses de la Renaissance, 2004 ; A. Percy, La théologie du corps décomplexée, Emmanuel, 2007 ; M. Healy, Les hommes et les femmes viennent d’Eden, EDB, 2006.
[12] TC, « A l’image de Dieu, homme et femme », p. 9-134.
[13] TC, « Le corps, le cœur et l’esprit », p. 135-352.
[14] TC, « Résurrection, mariage et célibat », p. 353-594.
[15] TC, « L’amour humain dans le plan divin », p. 595-686.
[16] Jean Paul II, Ecclesia in Europa, 2003, 9. 109.
[17] Jean Paul II, Redemptor Hominis, 1979, 7.
[18] G. Weigel, Jean Paul II, témoin de l’espérance, op. cit., p. 421.
[19] TC, p. 86.
[20] TC, p. 227.
[21] A cause d’une « réduction intentionnelle axiologique » qui implique « de vouloir seulement satisfaire le besoin sexuel du corps ». TC, p. 223.
[22] « Le Christ, dans la révélation même du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation » (GS 22).
[23] Jean Paul II, Dives in misericordia, 1980, 1.
[24] TC, p. 371.
[25] TC, p. 558.
[26] Paul VI, Humanae Vitae, 20.
[27] TC, p. 677.
[28] Voir particulièrement TC, p. 650-670.
[29] Pour une morale complète de la construction de la personne et du bonheur, voir le Précis en trois ouvrages de J.-L. Bruguès, Théologie Morale Générale, t. 1, Méthodologie, Mame, 1995 ; t. 2*, Anthropologie morale, Parole et Silence, 2002 ; t. 2**, Anthropologie morale, Parole et Silence, 2003. Voir également dans ce dernier ouvrage son analyse sur le plaisir, p. 67-77. Le terme de « construction » ne doit en aucun être compris dans une perspective volontariste pélagienne, mais selon celle de Jean Paul II, d’une intégration de la personne par les actes bons (particulièrement les vertus) qu’elle pose.
[30] TC, p. 662.

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